RER A: Anatomie d'un incident voyageur
Ce soir, je suis rentré chez moi par le RER A. De Paris, je prends la ligne A1 en direction de Saint-Germain-En-Laye. Et là, un incident voyageur
, ces choses lointaines, dont on entend le nom par les hauts-parleurs grésillants des anciennes rames de RER, ces choses qui nous retardent et qui nous laissent finalement indifférents tant elles font parties du décor quotidien. Là. Sous mes yeux ébahis. Devant mon impuissance d'un coup flagrante. Le récit:
19:29, Charles De Gaulle - Etoile. Les gens entrent dans le RER alors que je suis assis. D'un coup, la sonnerie de fermeture des portes retentit, alors que que la petite lumière rouge au dessus de celles-ci se met à clignoter. Le signal est bien connu de nous autres, habitués des transports: Les portes vont se fermer.
Au loin, on voit surgir du fond d'un couloir une dame qui a l'air ma foi bien pressée. Elle court à vive allure vers la rame de RER afin — semble-t'il — d'y bondir avant que les portes de cette dernière ne se referment. Machinalement, les gens se poussent afin d'éviter le choc d'une entrée fracassante qui semble inévitable.
Alors que les portes commencent leur rapide mouvement qui leur permet de se rejoindre, la femme n'en a pas encore franchie le pas. Les voyageurs retiennent leur souffle devant cette lutte haletante contre la montre. D'un côté: Les portes, froides, mécaniques, qui ont déjà entamé leur fermeture et qui semblent inhumaines, dénuées de toute compassion envers leur adversaire. Sans pitié. De l'autre côté: Une femme qui semble déterminée, à la volonté sans faille, forte et pourtant si faible de par sa volonté farouche d'attraper le RER de 19:29 et aucun autre. Le mouvement de la course fait entrouvrir son manteau et son sac — qu'elle tient à la main pour plus d'aisance — se balance d'un mouvement aérien.
Et soudain c'est le choc. Un mouvement confus et rapide s'agite dans l'embrasure des portes: La femme est prise entre les deux portes, tout le monde est stoppé net. Contre toute attente, personne n'a gagné et la lutte — dont l'issue semblait incertaine mais rapide — n'est pas terminée. La femme se débat, les pompes hydrauliques couinent, les portes ne lâchent pas de terrain et le suspense se fait intenable. C'est alors que la femme se tourne de profil afin de se faire plus fine et s’engouffre dans le wagon. Victoire par KO! Les portes prises par surprise n'ont pas le temps de bloquer l'intruse à temps! La voilà donc à l'intérieur du wagon alors que les portes se referment derrière elle, rageuses, hargneuses, vaincues.
La femme, elle, a le sourire au visage. La victoire est maintenant acquise. Après une lutte âpre, elle n'en est que plus belle et la tension retombe enfin dans le wagon qui reprend doucement le cours de ses activités.
Soudain, le visage de la femme s'assombrit. Quelque chose la mine, la tourmente. Rapidement elle se retourne et l'inévitable s'est produit: les portes, adversaires sans honneur, sans valeurs, avaient contre toute attente porté un coup bas. Si la femme était rentrée, son sac à main, lui était resté coincé dehors. La femme n'en tenait dans sa main que les anses qui se terminaient entre les deux portes.
La victoire prenait soudain un goût bien amer. Les portes qu'on avait un instant cru vaincues n'avaient en fait pas tout-à-fait perdu.
Paniquée, affolée, la femme tirait sur les portes un instant, sur son sac à un autre. Quelques passagers debouts vinrent alors l'aider, mais rien n'y fit. Les mâchoires d'acier s'étaient bien refermées, et rien n'aurait alors pu les faire bouger.
Lentement, majestueusement, le RER se mit à bouger. Il fallut s'y résoudre: le sac devrait voyager sur le pas de la porte, tel un invité indésirable, rejeté, mail aimé.
C'est inquiète et tendue que notre inconnue attendit la prochaine station. Dans quelques instants à peine, l'incident serait oublié, le sac restitué, la victoire consommée.
19:31, La Défense. A la Défense, les portes du RER s'ouvrent à droite, alors qu'à Charles de Gaulle, c'est à gauche. Quelle déception que de voir les portes rageuses rester indéfiniment fermées, alors que les gens entrent et sortent à loisir de l'autre côté. Les portes, qu'on a bien cru vaincues tiennent ma foi une bien bonne revanche!
Après une courte discussion avec d'autres voyageurs, il apparaît qu'il va falloir encore attendre 3 stations avant d'en trouver une où les portes vont s'ouvrir du bon côté. Une attente longue, tendue, insupportable.
19:33, Nanterre Préfecture. Encore une fois, ce sont les portes de droite qui s'ouvrent. Un jeune homme s'approche de la femme, toujours captive des portes. Après une courte discussion, le jeune homme s'approche d'un pas ferme du bord de la porte et tire le signal d'alarme.
L'incident voyageur.
Là, une légère cacophonie s'ensuit. L'homme se fait houspiller pour son acte jugé "incivil" par certains. Il se fait remercier par d'autres. Il est tour à tour adulé, méprisé, remercié, dénigré. Il s'énerve, se justifie, dit qu'il n'y en a que pour quelques minutes... Une jeune femme munie d'une trottinette dit qu'elle va aller voir le conducteur pour lui expliquer la situation, prétendant qu'avec son engin à roulette elle ira plus vite. En même temps la femme panique, accrochée désespérément aux deux lanières en cuir qui dépassent de la porte gémit à qui veut l'entendre ne me laissez pas
. Des gens la rassurent, lui expliquant que le conducteur doit venir pour désarmer le signal avant de pouvoir repartir, il n'a pas le choix. Et l'attente commence.
Dans un silence entrecoupé de remarques acerbes envers le "couple" improbable les minutes passent. La tension est palpable. Les gens s'impatientent.
19:45, Nanterre Préfecture. Le conducteur arrive. Il est de bonne composition, il grommelle peu. Après une courte explication, il décompresse les portes côté mur afin de pouvoir libérer le sac qui peut enfin rejoindre sa maîtresse. La femme remercie alors les voyageurs de la rame, s'excuse et s'en va, prendre le RER dans l'autre sens puisque sa destination était la Défense. L'homme regarde la rame qui lui est désormais hostile et sors lui aussi pour monter dans le wagon de devant, où il n'est qu'un inconnu.
Et la vie repart.
Bilan: Pour faire gagner 12 minutes à une femme, on en a fait perdre 15 à 500 personnes.